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Advisory • Concept • Project • Bureau opéré

Aktis Partners a donné la parole à Pascal Dibie

Des tribus amazoniennes jusqu’à la Laponie et les indiens d’Amérique du Nord, l’ethnologue Pascal Dibie est aussi un amoureux du quotidien, des détails anodins. Aktis Partners a eu la chance de s’entretenir avec lui pour évoquer notamment son dernier ouvrage qui sonde l’univers du bureau dans l’histoire de l’humanité. Un éclairage passionnant que nous sommes fiers de vous présenter ! Rencontre avec un vagabond de l’ordinaire, lauréat du prix Henri-Dumarest de l’Académie française…

De la chambre à coucher, la porte et aujourd’hui le bureau, votre œuvre explore des thèmes aussi banals, qu’universels. Pourquoi une telle fascination ?

Vous savez, la banalité a quelque chose de magique. Ses ressorts sont extrêmement forts. Nul besoin de se rendre chez les papous, ou étudier « les fêtes » qui sont des moments chargés culturellement, matériellement et émotionnellement parlant, le quotidien est bien plus subtil qu’on ne le considère. Organiquement, nous sommes tous les mêmes : nous marchons, nous mangeons, nous dormons, nous travaillons, nous aimons, mais la réalité culturelle diffère et s’avère très codifiée. Parlons par exemple de la porte, qui a été l’un de mes grands sujets d’étude : sur le seuil, vous ne verrez jamais un Russe entamer une discussion, à contrario des pays latin, où la confidence est reine. En somme, j’aime la banalité pour sa complexité et comment elle ritualise nos journées. L’ethnologie est à mes yeux une vocation inépuisable, on n’en fait jamais le tour. Tout petit déjà, la question du bureau me turlupinait lorsque j’entendais dire ma mère : « ton père part au bureau ». Mais où allait-il exactement ? A qui obéissait-il en partant tous les matins à la même heure ? En remontant le fil de l’histoire, j’ai constaté que le fait de devoir être assis 8h par jour n’est pas arrivé du jour au lendemain. C’est une chose qui s’est construite. Un sujet passionnant !

Parlons un peu étymologie… que signifie le mot bureau et quand s’est-il frayé une place ?

Selon certaines sources, le bureau a fait son apparition au XIVe siècle en Occident lorsqu’il a fallu compter la monnaie. Comme cette activité était pénible à l’oreille, les travailleurs glissaient sur la table une étoffe épaisse appelée « bure ». Avec le temps, on a commencé à appeler bureau cette table recouverte, et à partir du XVe siècle, le bureau est devenu aussi l’espace qu’il englobe. Les premiers bureaux comme on l’entend sont nés au XVIIe siècle, dans l’aile gauche du Château de Versailles. Fait étonnant, nous croyons à tort que les open space ont vus le jour outre atlantique au XXe siècle, pourtant ce concept existait déjà au Moyen-âge. Dans un silence quasi religieux, les moines copistes réalisaient des livres dans un espace ouvert. Cet aménagement des espaces a été repris au XIXe siècle, et tire ses sources dans l’univers carcéral. Mis au point par les Frères Benthamn, cette architecture permettait une surveillance accrue des détenus, une logique qui a été appliquée au monde de l’entreprise, au cœur du ministère des Finances. Jugée intrusive et inconfortable par les fonctionnaires, des cloisons ont ainsi été installées pour former ce qu’on appelle communément des « cubiles ». Aujourd’hui, le bureau n’est plus tant un lieu car il s’est dématérialisé grâce à la technologie.

« Brève histoire d’une humanité assise » … Et tiens pourquoi sommes-nous assis ? N’est-ce pas une ineptie au vu du fameux « mal du siècle » ?

Alors que l’occident est assis, les asiatiques accroupis, et les Indiens en tailleur, on comprend vite que les codes divergent au regard des cultures. A vrai dire, cette posture descend de l’antiquité et de ses souverains, celle de vouloir les imiter, eux même représentations du divin sur leur trône. D’ailleurs, lorsque le fauteuil s’est imposé, seules les personnalités puissantes avaient le droit de « siéger ». Ne se sent-t-on pas un peu mal à l’aise, debout face à quelqu’un d’assis ? Cette habitude occidentale a fini par se généraliser avec l’apparition des premiers employés présents de longues heures au bureau. Et qui dit siège social… dit aussi lieu de gestion de l’entreprise ! A l’heure de la démocratisation du télétravail, cette « humanité assise » a tout le loisir de travailler allongée, ou nonchalamment assise sur son canapé, à l’abri des regards. Aujourd’hui, la décontraction est de mise et les designers redoublent d’inventivité pour créer du mobilier ludique et confortable, à commencer par des sièges inclinés aux allures de dentistes. Les plus fous ont aussi mis sur pieds des installations combinées à un tapis de course, ou des « bureaux debout » déclinés par Ikea. La révolution ergonomique n’a pas dit son dernier mot…

Que disent les mutations du monde de l’entreprise sur notre société ?

Suite à la Révolution française et l’arrivée de Napoléon, les besoins administratifs ont explosé, passant de 700 à 6000 fonctionnaires dans le pays. C’est à cette époque que le bureau est devenu l’expression même du travail, chamboulant aussi le quotidien urbain. Jadis calqués sur le monde rural, nous vivions avec le rythme du soleil. La bureaucratie a révolutionné l’heure des repas :  Avec la journée continue, les employés ne mangeaient qu’à la sortie des bureaux, vers 18h. le diner, qui était traditionnellement le repas de midi a été reportée le soir, devenu le souper. Paris est sorti de ces habitudes, un « Paris désheuré » d’ailleurs joliment décrit à l’époque par le philosophe Sebastien Mercier dans ses « tableaux de Paris ». Il suffit de voir aujourd’hui encore, que les boutiques n’ouvrent qu’10h mais ferment plus tard. Véritable catalyseur de changements, la crise sanitaire a modifié en profondeur la notion de bureau. Nous avons compris qu’il n’était pas nécessaire de rester 8h par jour sur site pour être productif. Bien au contraire, le télétravail, qui sans doute devenir la norme, nous a libéré de ce carcan et offert une autonomie certaine. Ce nouveau paradigme a mis fin aux fameuses « heures de bureau » avec une frontière de plus en plus poreuse entre vie professionnelle et vie privée, boosté par le tout numérique. L’absence de contraintes physiques a permis une dislocation de l’espace et du temps de travail. Mais le plus flagrant s’observe chez les jeunes générations qui ont totalement revu leur relation à la vie active. Recevoir la médaille du travail au bout de 30 ans « de boite » ne fait plus du tout rêver, a contrario de leurs ainés qui privilégiaient la sécurité et la fidélité. Davantage volatiles, ces derniers redéfinissent aussi leurs priorités et accordent une importance essentielle à leur vie privée, doublé d’un besoin de donner du sens à leur actions. Engagements RSE, environnements et bien-être au travail sont les nouveaux critères pour choisir leur entreprise.

Enfin, si le télétravail fait légion aux Etats-Unis, la France semble plus timide du côté des managers qui aiment avoir un œil sur leur troupe. Il règne dans l’hexagone une certaine culture de la méfiance due à nos racines catholiques, contrairement au protestantisme qui prône la confiance et le partage. Mais les mentalités sont en train de changer, c’est une nécessité. « Moins au bureau mais mieux » serait le mot d’ordre et nombreuses sont les initiatives pour remettre l’humain au cœur du travail.

Le bureau aurait-il alors trouvé ses lettres de noblesse ?

Il est vrai, le bureau s’est anobli par sa qualité de vie offerte. De la bougie au LED, le concept de la QVT est bien plus ancien qu’on ne l’imagine. Il a vu le jour avec la naissance de l’ergonomie, initiée dans les années 1930 à New-York. C’est au cœur du petit territoire qu’est Manhattan, que l’architecture a fait un bond en avant avec les gratte-ciels. Exit bureaux sombres et biscornus, l’homme a pour la première fois conçu un bâtiment en verre faisant la part belle à la luminosité et au confort des usagers. La circulation était aussi optimisée avec un concept ingénieux de rails qui permettaient de se déplacer à l’envi, de bureaux en bureaux. Drôle n’est-ce pas ? Mais ces américains, ô combien friands des glaçons, sont aussi les inventeurs de la climatisation. Cette technique révolutionnaire pour l’époque a permis de travailler dans une atmosphère stable, et ce peu importe les conditions climatiques. Pour la petite anecdote, la température avait été fixée dans les années 1960 en référence à un homme quadragénaire de soixante-dix kilos, dans les 23 degrés, températures dont on reconnaît depuis 2015 qu’elles ne sont plus intrinsèquement efficaces en termes de confort pour les femmes dont le métabolisme produit 35% de chaleur en moins que celui des hommes. De l’aménagement des bureaux à l’offre servicielle, la qualité de vie au travail est un enjeu crucial, elle est le fil conducteur. Les espaces de travail se veulent plus informels et propices à la convivialité, et l’accent est mis sur le design à l’image de l’hôtellerie. Ces derniers doivent avoir une âme et être chaleureux pour donner envie d’y passer du temps.

De la présence obligatoire… au home office, le chemin est long et semé d’embuches. Vous racontez qu’au 18e siècle, l’assiduité était une denrée rare dans les différents ministères. Comment l’état a-t-il réussi à inverser la tendance ?

Des soucis de ponctualité jusqu’aux absences de longue durée, il y régnait un vrai bazar. Pour fidéliser les 7000 fonctionnaires après la Révolution française, l’État a pour la première fois mis en place le paiement de salaires en monnaie trébuchante et non en assignats. Les employés jouissaient même d’une caisse de retraite, un argument de taille dans une société gangrenée par les inégalités. Pari réussi, les travailleurs se sont rendus tous les jours au bureau ! De là est aussi né le prestige du bureaucrate, payé à vie…(rires)

Tout comme les espaces de travail, le management évolue. Est-ce la mort annoncé du management vertical ?

Cette injonction systématique sur le bonheur au travail a des effets délétères et je comprends que la déception soit parfois immense, et les burn out, monnaie courante. Pour ce qui est de la fin du management vertical, je ne saurais me prononcer, mais je m’aperçois que l’hégémonie américaine s’invite de plus en plus dans les bureaux et les pratiques en matière de gestion du personnel. Le manager prend de nos jours des allures de coach nourri au développement personnel et cela sonne parfois…creux. Prenez par exemple le poste de « happy chief officer » : outre cette propension exacerbée aux anglicismes pour être dans le « moove », le capitalisme a décidé de nous rendre heureux. Les discours psy sont rentré dans le phénomène de production et l’affect est en première ligne. La « positive attitude » a gagné les esprits mais vous direz, des collaboratuers heureux sont des collaborateurs productifs…

En 1979 puis en 2006, vous vous êtes penché sur le sort des campagnes françaises et plus précisément Chichery, un petit lot de terre bourguignon qui vous est cher. Pensez-vous que l’hybridation du travail puisse contribuer à réenchanter et dynamiser certains de ces territoires (injustement) délaissés ?

Le télétravail a le mérite d’élargir les horizons. Dans mon village, par exemple, ils sont nombreux à avoir monté en parallèle leur petit business ou s’être investi dans des activités associatives ou sportives, qui font vivre la région. Une activité passion qui leur change les idées et qui met du beurre dans les épinards. Cette approche n’est pas sans faire écho au phénomène de plus en plus répandu des slasheurs, qui cumulent plusieurs activités, parfois sans liens apparents. Si certains ont le luxe de pouvoir se partager entre la ville et la campagne, d’autres ont décidé de larguer les amarres et s’installer pour de bon au vert. Il y a quelque mois, nous parlions beaucoup d’un exode urbain mais les choses semblent s’être calmé, la réalité aurait-elle pris le dessus ? Souvent fantasmée par les citadins, la vie à la campagne a bien entendu ses bienfaits mais peut vite virer au casse-tête pour ceux qui sont habitués à jouir de services et d’infrastructures à portée de main… C’est un véritable choix de vie !

Vous consacrez un chapitre à l’influence fondamentale des femmes sur l’univers des bureaux. Qu’en est-il exactement ?

Au départ interdites dans les bureaux, les américaines ont été les premières dans les années 20 à se frayer un chemin dans le secteur tertiaire. Non pour faire carrière, mais pour travailler en attendant d’être en âge de se marier. Alors que les plus pauvres officiaient à l’usine, les mains dans le cambouis, d’autres ont petit à petit pris leur place et remplacé les hommes au poste de typographe et de téléphoniste. On pense au célèbre concours populaire de dactylographie, vanté par un vocabulaire des plus élégants : « ce petit piano entre vos mains agiles et sa douce mélodie… » (rires). Ces dernières ont donc eu soif d’apprendre, de se former et se spécialiser en cassant les codes. A l’époque, les bureaux étaient des environnement plutôt austères, sales, et les femmes y ont insufflé de la civilité, de l’âme et de la douceur. Elles ont pacifié les bureaux. Elles ont introduit les plantes vertes, quelques photos, les lieux se sont aussi humanisés. Au-delà même des espaces, l’introduction des femmes a poussé les hommes à prendre soin de leur apparence. Mais cette présence autrefois inimaginable a parfois nécessité de revoir les aménagements pour freiner l’ardeur de ces messieurs… Entrée distinctes, pièces séparées, elles pouvaient travailler en paix !

Certaines mauvaises langues veulent nous faire croire à la mort du bureau d’ici quelques années. Qu’en pensez-vous ?

C’est inimaginable mais surtout regrettable. Le bureau est fondamental, non pour faire perdurer un ordre hiérarchique strict, mais plutôt pour cultiver le tissu social. Le télétravail, à marche forcée pendant les confinements, a montré ses limites et mis en lumière l’importance de s’aérer la tête, de sortir de son petit chez soi. Outre un lieu de production, il est un espace de respiration, d’indépendance et qui lutte aussi contre la solitude. On aime d’ailleurs s’y rendre apprêté et bien coiffé. On aime aussi déjeuner avec son binôme préféré, se promener entre midi et deux, le partage est la pierre angulaire d’une entreprise en bonne santé. Si le télétravail a conquis bien des cœurs, certains ont eu du mal s’adapter, à jongler entre les visioconférences dans des logements mal adaptés. Dans les appartements bourgeois des XIXe et XXe siècle, la conception de l’habitat prenait en compte le bureau, qui était une pièce prestigieuse ayant souvent remplacé le traditionnel fumoir. Aujourd’hui, les espaces dédiés au travail ont tiré leur révérence, les chambres sont plus exiguës et une cuisine à l’américaine trône bien souvent dans la pièce à vivre. Face à cela, certaines entreprises n’ont pas hésité à donner un coup de pouce à leurs employés en optimisant leur confort à la maison, voire à proposer des tiers lieux stimulants. Selon moi, cette approche sera incontournable dans les années à venir et il y a fort à parier que nous assisterons à l’avènement des coliving. En réalité, nous étions une société du bureau et nous sommes en train d’en sortir. Il n’est plus un lieu d’obligation, mais de destination, ouvert sur l’extérieur. Le principe de marque employeur prendra tout son sens…